Inaugurée en 1958, l’autoroute des Laurentides a été construite au début de l’ère du tout-à-l’auto, ouvrant un vaste territoire à un développement basé sur le transport par voiture privée.
Comme chaque fois qu’on augmente la capacité autoroutière payée par l’ensemble de la collectivité, on cache le vrai prix de l’utilisation de l’auto, créant ainsi une demande artificielle, une pression sur les infrastructures existantes, et une pression politique pour augmenter encore plus la capacité autoroutière.
On appelle cette spirale la “demande induite”. Elle fait qu’aujourd’hui, la voiture demeure la seule façon pratique de visiter les Laurentides à partir de Montréal: les trains sont peu fréquents; l’itinéraire à vélo nous fait passer, en bon citoyen de deuxième classe, sur des routes comme celle-ci (la route 335 [1]) avec aucune infrastructure non-destinée aux automobilistes:
Mais au moins il est possible de se rendre dans les Laurentides sans voiture. D’autres trajets au Québec sont littéralement impossibles sans voiture. Si par exemple vous habitez la rue Arsène à Boucherville et que vous travaillez au centre d’épuration de Longueuil, à moins d’un km en vol d’oiseau, il ne vous prendra que six minutes en voiture. Si vous ne possédez pas d’auto, votre Ministère des Transports prendra volontiers vos impôts et taxes (incluant 10% de TPS sur votre vélo et ses pièces) mais ne vous offre aucun service, vous forçant à prendre un traversier privé et payant, qui n’est pas toujours en service. Probablement qu’il ne reste plus de budget pour un pont cyclable et piéton de 300m après avoir donné 8000$ à chacun de vos voisins pour leurs voitures électriques sans réduire pour autant leur engouement pour leurs VUS, avec 140 000 VUS de plus immatriculés en pleine pandémie, en 2020, par rapport à l’année précédente [2]. Au Québec, notre Ministère des Transports est réellement un ministère des transports motorisés. Nous n’avons pas de Ministère (et donc pas de budget récurrent) pour les transports non-motorisés.
Cette logique du tout-à-l’auto est un cercle vicieux: plus la planification urbaine force l’utilisation de l’auto privée, plus on utilise l’auto privée, plus on normalise des politiques qui favorisent l’auto privée. C’est une sorte d’économie circulaire mais à l’envers.
Dans la couronne nord de Montréal, une région à forte croissance démographique et où des ménages à deux voitures sont la norme, tous ces électeurs pris dans le trafic (ou plutôt qui constituent le trafic avec leurs véhicules de plus en plus nombreux, puissants et obèses) sont en droit d’être frustrés en voyant la congestion augmenter d’année en année.
Et, bien sûr, le “gros bon sens” nous indique le bon chemin à prendre: (1) augmenter la capacité routière destinée aux automobilistes, et donc la fluidité; (2) puisque 85% de la population québécoise semble d’accord qu’il faut que le Québec agisse pour adresser l’urgence climatique [3], subventionner massivement la transition vers l’auto électrique; (3) continuer à ignorer les besoins des non-automobilistes.
Une telle approche à trois piliers permettrait, selon le même gros bon sens, au Québec de continuer à baser la planification urbaine des nouveaux quartiers sur les besoins de l’auto privée. (Ou, devrait-on dire, sur le VUS privé, car cette catégorie de véhicules devient la norme comme on l’a vu plus haut; et notre Ministre des transports semble avoir abdiqué à les surtaxer ou les réglementer.)
C’est dans cet esprit que, le 28 octobre 2020, le Ministre des Transports, François Bonnardel, celui-là même qui ne croit pas à la réglementation des VUS, celui-là même qui s’entête à livrer un désastreux “troisième lien” entre Québec et sa Rive-Sud, annonce 1.5 milliards d’investissements pour élargir l’Autoroute 15.
À première vue, la population de la couronne nord de Montréal peut se réjouir de respirer un peu grâce à ce cadeau de la population entière (non-automobilistes inclus) du Québec.
Une augmentation de la capacité routière nous mène à une augmentation de fluidité, c’est logique.
Mais est-ce si logique que ça?
Si c’était le cas, les villes qui augmentent la capacité routière destinée aux voitures privées auront plus de fluidité pour les automobilistes; et, au contraire, les villes qui réduisent leur capacité routière destinée aux voitures privées en auront moins.
Pour examiner cette théorie, regardons des exemples extrêmes: Houston, qui a pour politique une augmentation constante de la capacité routière destinée aux automobilistes; et Amsterdam, qui a une politique diamétralement opposée qui vise a retirer les voitures de l’équation urbaine [4].
Houston, au Texas, a une approche agressive d’augmentation de la capacité routière, à la Bonnardel mais exposant dix: l’autoroute I-10 y a, sur certains segments, vingt-six (26) voies [5]. La philosophie Houstonienne est d’augmenter sans cesse la capacité routière pour augmenter la fluidité.
Cette capture d’écran [6] montre bien ce type de développement. Les voitures existantes ont plus de place et tout le monde est heureux, c’est logique.
La vision houstonienne peut se résumer avec cette vidéo:
En gros: présumer que tous les citoyens font 100% de leurs voyages en voiture privée; présumer que les infrastructures routières doivent être 100% gratuites; et augmenter sans cesse l’offre autoroutière à l’extérieur d’une logique de marché.
Amsterdam emprunte une voie diamétralement opposée à celle de Houston: elle mène une véritable guerre aux voitures privées (à noter qu’il s’agit d’une guerre au surplus de voitures privées, et non pas une guerre aux automobilistes), ce qui semble contrintuitif. En réponse à la congestion routière, au lieu d’augmenter la capacité routière comme le dicterait le bon sens, Amsterdam réduit sa capacité routière, dans une perspective axée sur une plus grande équité des usages de la route.
Nous pourrions nous attendre à ce que des villes comme Houston, dont Los Angeles (et dans les ligues mineures, la ville de Québec et Montréal), voient réduire le temps de transit des automobilistes durant les heures de pointes, sur une période de plusieurs années; tandis que des villes comme Amsterdam, dont Copenhague… voient le temps de transit augmenter durant les heures de pointe.
Laissons de côté pour le moment l’Accord de Paris, la balance commerciale négative, les effets sur la santé et les collisions routières. Regardons uniquement les effets sur les automobilistes car ce sont les seuls électeurs qui comptent vraiment:
INRIX est une compagnie qui se spécialise en analyse de données sur le trafic et travaille avec l’industrie de l’automobile, les villes et les gouvernements de par le monde. Elle compile des données sur le temps de transport urbain moyen:
Inrix publie des rapports sur la congestion disponibles sur son site web en date du 15 février 2021. Une des métriques importantes est le “nombre d’heures perdues dans le trafic” par rapport à une situation sans congestion.
Selon ses données de 2019:
Ville | Heures perdues dans le trafic en 2019 | Changement entre 2018 et 2019 |
---|---|---|
Montréal | 117 | 11% |
Los Angeles | 103 | 4% |
Houston | 81 | (9%) |
Copenhague | 68 | 0% |
Amsterdam | 28 | 12% |
Si on ne regarde que les heures annuellement perdues dans le trafic, Amsterdam et Copenhague semblent se porter favorablement face à Montréal, Los Angeles et Houston, malgré le fait que ces villes ne poursuivent pas une politique obsessive de construction d’infrastructures routières.
Le changement sur un an semble fournir un portrait plus nuancé: il est vrai que Houston voit une diminution de son temps dédié à la congestion routière; et qu’Amsterdam voit une augmentation la plus élevée dans le lot. Toutefois, 12% de 28 minutes n’est que 3m20. Le 4% de Los Angeles équivaut à 4m10. Houston suit une trajectoire classique de la demande induite: construisez des routes, réduisez la congestion, attirez des automobilistes, augmentez la congestion, construisez des routes, etc. On peut donc s’attendre à ce que la réduction de 9% de Houston ne soit pas viable à long terme.
Montréal et Québec semblent avoir décidé de suivre l’exemple de Los Angeles et Houston, lorsque les chiffres semblent plutôt suggérer que Copenhague et Amsterdam sont de meilleurs exemples à suivre… pour les automobilistes comme les non-automobilistes.